La désignation de Marie comme « Reine du Ciel » ou « Nouvelle Reine Mère » dans la théologie catholique s’appuie sur une riche tradition biblique et historique qui attribue un rôle unique aux mères des rois de Judée dans la Bible hébraïque. Ce concept, enraciné dans les références de l’Ancien Testament à la gebira (souvent traduite par « dame » ou « reine mère »), suggère que la mère d’un roi occupait une position significative et officielle à la cour royale, en seconde position après le roi lui-même. Les théologiens catholiques affirment que si Jésus est le Roi davidique par excellence, alors Marie, sa mère, assume le rôle de la gebira par excellence, une reine mère dans le royaume de Dieu. Cependant, cette interprétation n’est pas sans débat académique, car les preuves du rôle de la gebira sont contestées. Cet essai examine la représentation biblique des mères des rois de Judée, le concept de gebira, les arguments en faveur de Marie comme Nouvelle Reine Mère, et les défis critiques à cette identification, tout en évaluant ses implications théologiques et œcuméniques.
Les Mères des Rois de Judée dans la Bible hébraïque
Les livres des 1er et 2ème Rois enregistrent méticuleusement les noms de presque toutes les mères des rois de Judée, une pratique qui souligne leur importance dans la monarchie davidique. Par exemple, 1 Rois 14:21 note que la mère de Roboam était Naama l’Ammonite, 1 Rois 15:1-2 identifie Maaca comme la mère d’Abiyam, et 2 Rois 8:25-26 nomme Athalie comme la mère d’Ahazia. Sur dix-neuf reines mères documentées, seules celles de Joram et d’Achaz sont omises (2 Rois 8:16, 16:2). Cette mention constante de la mère du roi suggère un rôle au-delà de la simple relation biologique, suggérant une position d’influence ou d’autorité à la cour de Judée.
Des exemples spécifiques illustrent ce statut élevé. Bath-Schéba, la mère de Salomon, est une figure centrale dans la monarchie unifiée. Dans 1 Rois 1:11-31, elle joue un rôle crucial en assurant la succession de Salomon au trône, et dans 1 Rois 2:13-25, sa requête au nom d’Adonija incite Salomon à se lever, à s’incliner et à la faire asseoir à sa droite, un geste de profond respect et d’autorité. Maaca, mère d’Asa, exerce une influence religieuse, comme en témoigne sa création d’une image d’Ashéra, ce qui entraîne sa destitution de sa position de gebira (1 Rois 15:13). Athalie, mère d’Ahazia, s’empare du trône pendant six ans après la mort de son fils (2 Rois 11), démontrant un pouvoir politique significatif. Nehushta, mère de Jojakin, est mise en évidence dans le récit de l’exil (2 Rois 24:15), et Hamutal, mère de Joachaz et de Sédécias, souligne la proéminence récurrente des reines mères (2 Rois 23:31). Même Jézabel, une reine mère du Nord, est traitée avec déférence par les visiteurs de Juda (2 Rois 10:13), ce qui suggère son autorité.
Ces exemples pointent collectivement vers un schéma où la mère du roi occupait un rôle distinct, impliquant souvent des fonctions politiques, religieuses ou d’intercession. La mention constante de ces femmes dans le texte biblique, ainsi que leurs actions documentées, soutient l’idée qu’elles étaient plus que des figures accessoires — elles étaient essentielles à la gouvernance et à l’héritage de la dynastie davidique.
Le Concept de Gebira
Le terme hébreu gebira (גְּבִירָה), souvent traduit par « dame », « grande dame », « maîtresse » ou « reine », apparaît quinze fois dans la Bible hébraïque (par exemple, Genèse 16:4, 1 Rois 15:13, Jérémie 13:18). Dans le contexte de la monarchie de Judée, il est fréquemment associé à la reine mère, suggérant un titre ou un rôle officiel. Des spécialistes comme Niels-Erik Andreasen soutiennent que la gebira occupait une position politique significative, en seconde position après le roi, avec un accès au monarque et une influence sur lui. Les interactions de Bath-Schéba avec Salomon, l’autorité religieuse de Maaca, l’usurpation du trône par Athalie et la proéminence de Nehushta dans les récits d’exil soutiennent tous ce point de vue. La gebira agissait souvent comme conseillère, intercesseuse ou figure religieuse, représentant les intérêts de la cour et du peuple.
Cependant, cette interprétation n’est pas universellement acceptée. La spécialiste israélienne Zafira Ben-Barak remet en question la notion de gebira en tant que fonction officielle, arguant que les preuves sont trop rares et incohérentes pour soutenir une théorie globale. Elle note que seules quatre reines mères — Bath-Schéba, Maaca, Hamutal et Nehushta — reçoivent une attention détaillée dans les textes bibliques, et leurs actions peuvent représenter des exceptions plutôt qu’un rôle standardisé. Ben-Barak soutient que des conclusions générales sur la signification institutionnelle de la gebira sont prématurées, étant donné la taille limitée de l’échantillon et l’absence de preuves explicites d’une position officialisée pour tous les règnes de Judée.
Marie comme Nouvelle Reine Mère
La théologie catholique postule que Marie, en tant que mère de Jésus — le Roi davidique par excellence — assume le rôle de la gebira par excellence, ou reine mère, dans le royaume de Dieu. Cet argument s’appuie sur le précédent biblique des reines mères de Judée, dont l’influence et le statut préfigurent la position exaltée de Marie. La royauté de Jésus est enracinée dans l’alliance davidique, comme le montre Luc 1:32-33, où l’ange Gabriel déclare que Jésus recevra « le trône de David, son père » et « régnera sur la maison de Jacob pour toujours. » Si les mères des rois davidiques occupaient un rôle spécial, alors Marie, en tant que mère du Roi éternel, hériterait logiquement d’un statut analogue, sinon supérieur.
L’imagerie de l’Apocalypse 12:1-2, décrivant une femme « revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de douze étoiles », renforce ce point de vue. L’imagerie céleste et la couronne suggèrent une figure royale, et son rôle de mère du Messie (Apocalypse 12:5) s’aligne sur l’identité de Marie dans les Évangiles. La référence au « reste de sa postérité » (Apocalypse 12:17), qui garde le témoignage de Jésus, soutient davantage l’interprétation catholique de Marie comme mère spirituelle de l’Église, un rôle préfiguré par les fonctions d’intercession et de représentation de la gebira. En Jean 19:26-27, Jésus confie Marie au disciple bien-aimé, l’établissant comme mère des croyants, ce qui est parallèle au rôle de la gebira en tant que figure maternelle pour le royaume.
La tradition catholique, telle qu’articulée dans des documents comme Lumen Gentium (1964), souligne la royauté de Marie comme une extension de sa maternité divine. Son rôle d’intercesseuse, tel que vu aux Noces de Cana (Jean 2:1-11), reflète la fonction d’avocate de la gebira, comme en témoigne la pétition de Bath-Schéba à Salomon. La vénération constante de Marie comme Reine du Ciel dans les traditions catholique et orthodoxe reflète ce cadre théologique, enraciné dans la représentation biblique des reines mères de Judée.
Évaluation Critique
Bien que le cas de Marie comme Nouvelle Reine Mère soit convaincant, il fait face à plusieurs défis. Premièrement, la preuve biblique de la gebira en tant que fonction officielle n’est pas concluante. Bien que la mention fréquente des reines mères et leur influence documentée suggèrent un rôle significatif, des spécialistes comme Ben-Barak soulignent le manque de preuves cohérentes pour tous les règnes. Les actions de Bath-Schéba, Maaca et Athalie peuvent être exceptionnelles plutôt que normatives, et le terme gebira n’est pas toujours explicitement lié à la reine mère dans la Bible hébraïque (par exemple, Ésaïe 47:5 l’applique à Babylone). Cette ambiguïté affaiblit l’argument selon lequel la mère de chaque roi de Judée détenait une position standardisée et officielle.
Deuxièmement, le Nouveau Testament n’appelle pas explicitement Marie reine mère ou gebira. Bien que Luc 1:32-33 établisse Jésus comme le Roi davidique, et que l’Apocalypse 12 décrive une figure royale, le lien avec Marie repose sur une interprétation théologique plutôt que sur des preuves textuelles directes. L’imagerie de l’Apocalypse 12 peut principalement symboliser Israël ou l’Église, Marie étant une figure secondaire ou hybride, comme discuté précédemment. Jean 19:26-27 soutient la maternité spirituelle de Marie mais ne confère pas explicitement un titre royal. L’argument catholique dépend donc d’une synthèse de la typologie biblique et de la tradition ultérieure, ce qui pourrait ne pas convaincre ceux qui privilégient une justification scripturaire explicite.
Troisièmement, le contexte historique et culturel de la gebira doit être pris en compte. Le rôle de la reine mère en Juda reflétait probablement des pratiques du Proche-Orient ancien, où la mère du roi exerçait une influence en raison de sa proximité au pouvoir et de son rôle dans l’assurance de la succession. Cependant, appliquer ce modèle à Marie nécessite de combler le fossé entre la Judée du premier siècle et le royaume éternel de Dieu, un saut qui suppose une continuité entre la monarchie terrestre et divine. Les spécialistes protestants, méfiants à l’égard d’une élévation de Marie au-delà du texte biblique, peuvent y voir une interprétation excessive, privilégiant les interprétations qui mettent l’accent sur l’autorité exclusive de Jésus.
Implications pour le Dialogue Théologique
La question de Marie comme Nouvelle Reine Mère met en lumière une tension plus large entre les herméneutiques catholique et protestante. La théologie catholique, avec son accent sur la tradition et la typologie, voit la royauté de Marie comme une extension naturelle de son rôle de mère du Roi davidique, soutenue par le précédent de la gebira et l’imagerie de l’Apocalypse. Les traditions protestantes, privilégiant la sola scriptura, résistent souvent à de telles interprétations en raison du manque de soutien explicite du Nouveau Testament. La vision hybride de l’Apocalypse 12, qui voit la femme comme à la fois Marie et Israël/l’Église, offre un pont potentiel, reconnaissant le rôle unique de Marie tout en l’ancrant dans la communauté de l’alliance plus large.
Le débat sur le rôle de la gebira invite également à une réflexion œcuménique. Reconnaître la proéminence biblique des reines mères peut aider les protestants à apprécier la vénération catholique de Marie comme étant enracinée dans un contexte juif, plutôt qu’une invention ultérieure. Inversement, les catholiques pourraient considérer les critiques savantes du rôle de la gebira pour affiner leurs arguments, en s’assurant qu’ils reposent sur des preuves textuelles solides. Ce dialogue favorise le respect mutuel, encourageant les chrétiens à voir la signification de Marie à travers le prisme d’un héritage biblique commun.
Conclusion
L’identification de Marie comme la Nouvelle Reine Mère est une interprétation plausible et théologiquement riche, fondée sur la représentation biblique de la gebira et la royauté davidique de Jésus. La mention constante des reines mères de Judée, leur influence documentée et l’imagerie de l’Apocalypse 12 soutiennent la vision catholique de Marie comme une figure royale avec un rôle unique dans le royaume de Dieu. Cependant, les débats académiques sur le statut institutionnel de la gebira et l’absence de références explicites du Nouveau Testament à Marie en tant que reine mère mettent en garde contre les assertions dogmatiques. Les preuves sont suggestives mais non définitives, invitant les croyants à explorer l’interaction entre la typologie de l’Ancien Testament et l’accomplissement du Nouveau Testament. Cette exploration non seulement approfondit la compréhension du rôle de Marie, mais encourage également les communautés catholique et protestante à engager un dialogue constructif, appréciant les racines communes de leur foi tout en respectant les différences d’interprétation.