Le livre de la Genèse, avec ses grands récits de la création, de l’alliance et de la lutte humaine, est un texte fondamental pour comprendre le cadre théologique et moral de la Bible hébraïque. Dans l’arc dramatique de l’histoire de Joseph, qui s’étend de la Genèse 37 à 50, il y a un détour inattendu dans la Genèse 38 : l’histoire de Juda et Tamar. Souvent appelé « l’interruption de Juda », ce chapitre passe brusquement des épreuves de Joseph à l’échec moral de Juda, qui refuse à sa belle-fille, Tamar, un mariage lévirien. À première vue, ce récit ressemble à une intrusion, brisant l’élan de la saga de Joseph. Cependant, un examen plus approfondi révèle que Genèse 38 n’est pas une simple parenthèse, mais un récit soigneusement placé qui approfondit les thèmes de la responsabilité collective, du repentir et de la providence divine, tout en se rattachant au récit plus large de l’alliance d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ainsi qu’à l’espoir messianique incarné par la lignée de Juda.
Le contexte et la structure de l’interruption
Le récit de Joseph, qui commence avec ses rêves et sa trahison par ses frères dans la Genèse 37, est une histoire captivante de providence divine et de réconciliation familiale. Néanmoins, alors que le lecteur anticipe la suite du voyage de Joseph en Égypte, la Genèse 38 passe à Juda, l’un des fils de Jacob, et à ses interactions avec Tamar. Cette interruption a intrigué les chercheurs et les lecteurs, suscitant des questions sur son emplacement et son objectif. Pourquoi interrompre un drame aux enjeux considérables pour raconter une histoire d’échec moral et de tromperie ? La réponse se trouve dans les liens thématiques et théologiques que Genèse 38 établit, à la fois avec l’histoire de Joseph et avec le récit patriarcal dans son ensemble.
La coutume du lévirat, décrite dans Deutéronome 25, 5-6, constitue la toile de fond culturelle de Genèse 38. Cette pratique obligeait un homme à épouser la veuve de son frère décédé si ce dernier mourait sans héritier, assurant ainsi la continuité de la lignée du défunt. Dans l’histoire, le premier fils de Juda, Er, épouse Tamar mais meurt sans enfant. Le deuxième fils de Juda, Onan, épouse alors Tamar mais évite délibérément de remplir son devoir de lévirat en « répandant sa semence sur le sol » (Gen. 38:9). Le raisonnement d’Onan semble pragmatique : un enfant né de Tamar appartiendrait légalement à Er, ce qui réduirait l’héritage d’Onan et l’obligerait à subvenir aux besoins d’un enfant qui n’est pas le sien. Cet acte d’intérêt personnel est cependant présenté comme un grave péché contre la communauté de foi que Dieu est en train de former à travers la famille de Jacob. En conséquence, Dieu prend la vie d’Onan, une punition qui souligne la gravité de son refus d’assumer la responsabilité communautaire.
Juda, craignant pour la vie de son plus jeune fils, Shelah, promet à Tamar que Shelah l’épousera à sa majorité. Néanmoins, Juda n’honore pas cette promesse, probablement parce qu’il craint que Tamar soit en quelque sorte maudite, étant donné la mort de ses deux fils aînés. Cette décision marque l’échec moral de Juda, qui prive Tamar de son droit à un enfant et à une place dans la famille. Le récit prépare ainsi le terrain pour la réponse audacieuse et controversée de Tamar, qui conduit l’histoire vers son apogée rédemptrice.
L’agence de Tamar et l’éthique de la tromperie
Désespérée d’obtenir sa place dans la famille de l’alliance de Dieu, Tamar prend les choses en main. Apprenant que Juda, devenu veuf, se rend à Timna, elle se déguise en prostituée et se place là où il la rencontrera. Juda, ignorant son identité, sollicite ses services en lui offrant des objets personnels en gage. Tamar conçoit des jumeaux, Pérez et Zérah, grâce à cette rencontre. Lorsque Juda découvre sa grossesse, il la condamne sévèrement à mort pour immoralité présumée (Gen. 38:24). Tamar révèle ses gages en déclarant : » הַכֶּר-נָא » ( » haker na « , » examinez, s’il vous plaît « , Gen. 38:25), faisant écho aux mots utilisés par Juda et ses frères lorsqu’ils ont présenté le manteau ensanglanté de Joseph à Jacob, en disant : » הַכֶּר-נָא » ( » haker na « , » examinez, s’il vous plaît « , Gn. 37:32). Ce parallèle linguistique souligne l’ironie de la tromperie de Juda qui revient le confronter, révélant son hypocrisie et l’obligeant à faire face à son échec. De plus, cette phrase (examinez, s’il vous plaît) reflète la poursuite d’un modèle de calcul déjà vu lorsque Laban a trompé Jacob en remplaçant Rachel par Léa, tout comme Jacob s’était fait passer pour Ésaü auprès d’Isaac.
Il est frappant de constater que le texte ne condamne pas la tromperie de Tamar ni les relations de Juda avec une prostituée présumée. Il se concentre plutôt sur le péché de Juda, qui a refusé à Tamar de lui donner Shelah, ce qui l’a privée du droit à un enfant et d’une place d’honneur au sein de la famille d’Israël. Cet accent narratif suggère que la Torah donne la priorité à la justice communautaire sur la pureté morale individuelle. Les actions de Tamar, bien que non conventionnelles, sont décrites comme un effort désespéré mais juste pour assurer sa place dans la communauté de l’alliance. Le péché de Juda ne réside pas dans une violation des conventions sexuelles, mais dans les dommages causés à la communauté, qui comprend une femme pauvre et diminuée. L’action de Tamar, loin d’être condamnée, souligne sa détermination à participer au plan de rédemption de Dieu, même au prix d’un risque personnel considérable.
Le repentir et la transformation de Juda
Le moment clé de la Genèse 38 se produit lorsque Juda admet son erreur et déclare : « Elle est plus juste que moi, car je ne l’ai pas donnée à mon fils Shélah » (Gen. 38:26). Ce moment de repentir représente un changement majeur dans le caractère de Juda. Contrairement à la tromperie qu’il avait déjà faite à Jacob, en présentant sans ménagement le manteau de Joseph pour dissimuler la trahison des frères, Juda reconnaît maintenant sa culpabilité et change de cap. Le texte précise qu’il n’approche plus Tamar sexuellement, ce qui marque un changement dans son comportement et un engagement à agir avec justice. Cet acte de repentance aligne Juda sur son père, Jacob, qui a également lutté avec ses défauts mais qui a finalement grandi dans son rôle d’Israël, le patriarche du peuple choisi par Dieu.
Conclusion
L’interruption de Juda est un récit magistral qui enrichit l’histoire de Joseph et le récit plus large de la Genèse. Il souligne la valeur de la responsabilité communautaire, célèbre l’action des marginaux et met en lumière le pouvoir du repentir pour réorienter les destinées humaines. À travers Juda et Tamar, nous entrevoyons le déploiement du plan d’alliance de Dieu, qui tisse ensemble l’imperfection humaine et la fidélité divine pour produire un héritage qui culmine avec David et, finalement, le Lion de la Tribu de Juda, Jésus lui-même. Loin d’être un bouleversement, Genèse 38 est un chapitre essentiel dans l’histoire de l’œuvre rédemptrice de Dieu, invitant les lecteurs à réfléchir sur la justice, la miséricorde et l’espoir durable de la restauration.
